Grand Paris : Les maires, derniers chefs de village d'une métroville en mutation ?

08/07/2025

L’épicentre discret du Grand Paris : la mairie

Sur la carte mouvante du Grand Paris, la géographie politique se complexifie mais une chose perdure : la figure du maire. Tandis que l’Europe des métropoles encourage le regroupement, la création de la Métropole du Grand Paris (MGP) en 2016 semblait annoncer le crépuscule des édiles locaux. Et pourtant, derrière les chantiers XXL, les plans d’urbanisme et les débats de gouvernance, les maires gardent la main sur l’essentiel : le quotidien des habitants.

Pour qui observe la vie locale – de Saint-Denis à Antony, de la petite couronne aux confins de la Seine-et-Marne – c’est une évidence empirique. Que l’on parle d’un nouveau centre social à Clichy-sous-Bois, de la rénovation d’une école à Romainville ou d’une fête de quartier à Massy, les habitants s’adressent à leur mairie. C’est elle qui arbitre, distribue, négocie, apaise ou galvanise.

Un héritage de la décentralisation à la française

La place du maire dans le Grand Paris s’enracine dans une histoire institutionnelle singulière. La France compte plus de 35 000 communes – un record européen – et près de 130 dans le seul département de la Seine-Saint-Denis. Depuis les lois Defferre de 1982, les pouvoirs locaux se sont accrus : urbanisme, écoles, voirie, action sociale, sport, associations... tout passe ou presque par l’échelon communal.

  • 93 % des Français accordent « une grande confiance à leur maire » (Baromètre CEVIPOF, 2023).
  • La mairie est le « service public de proximité » préféré, loin devant le conseil départemental ou régional.
  • En Île-de-France, plus de 70 % des décisions d'investissements locaux sont encore tranchées à l’échelon communal (INSEE, 2023).

À l’épreuve du Grand Paris, cet héritage produit une tension féconde : comment faire métropole quand chaque maire brandit l’étendard de sa cité ?

Un pouvoir politique encore bien réel

La création de la Métropole du Grand Paris n’a pas effacé la puissance des maires. Au contraire, en redessinant les compétences (mobilité, logement, environnement, développement économique), la loi NOTRe (Nouvelle organisation territoriale de la République) a ouvert la voie à un « millefeuille » – souvent raillé, mais encore actif.

Dans ce système :

  • Le maire est responsable de l’état civil, du permis de construire, de la propreté, de la sécurité de proximité (police municipale).
  • C’est encore lui ou elle qui dialogue avec les bailleurs, les promoteurs, les commerçants et les associations.
  • À Paris même, où la maire est aussi cheffe d’arrondissement, la figure locale est parfois éclipsée par la gestion centralisée (voir Le Monde, 2023), mais cela reste l’exception.

En matière d’urbanisme, l’avis du maire prime souvent sur celui de la Métropole. Exemple : à Issy-les-Moulineaux, la mairie a pu peser pour préserver certains îlots pavillonnaires malgré les pressions pour construire plus de logements collectifs.

Du bitume au cœur : l’art du “maillage de terrain”

Ce pouvoir, le maire le cultive au ras de la ville, par la présence, l’écoute – et aussi grâce à une administration de proximité. Souvent, c’est là que le Grand Paris se réinvente, loin des grandes déclarations.

  • À Saint-Ouen, le maire Karim Bouamrane (Courrier des Maires) a relancé les « États généraux de la ville » avec des démarches collaboratives pour associer les habitants à la transformation urbaine.
  • À Montrouge, la mairie adapte chaque année ses budgets participatifs : 23 projets citoyens finalisés en 2023, des parcours piétons sécurisés aux jardins partagés.
  • À Pantin, Bertrand Kern assume une médiation permanente entre besoin de densification et crainte de “gentrification”.

De la gestion des écoles à la rénovation du patrimoine, tout se joue dans la capacité à animer ce « maillage » : réunions publiques, réseaux d’élus de quartier, dialogue avec les conseils citoyens, soutien aux associations de pied d’immeuble.

L’épreuve des crises, révélatrice du rôle des maires

À chaque crise – sanitaire, sécuritaire, économique – l’importance de la fonction éclate au grand jour. La gestion du COVID-19 l’a montré avec éclat :

  • Distribution locale de masques et de repas par des équipes municipales (Bondy, Montreuil, Issy-les-Moulineaux…)
  • Soutien d’urgence aux commerçants, aides alimentaires dans les quartiers populaires.
  • Organisation de la vaccination à l’échelle des mairies d’arrondissement à Paris.

Plus récemment, lors des émeutes urbaines de 2023, après la mort de Nahel à Nanterre, les maires ont été en première ligne médiatique et politique : visites de terrain, dialogue avec les familles, médiation avec la police et relai vers les autorités préfectorales (source : France Info).

L’article 40 du code de procédure pénale désigne d’ailleurs le maire comme acteur clé de la prévention de la délinquance, et ce sont eux qui décident de l’ouverture ou non des centres de loisirs, qui créent (ou pas) des cellules d’écoute psychologique, qui organisent la nuit une veille citoyenne, comme récemment à Tremblay-en-France.

La fabrique métropolitaine et les limites du consensus

Reste le pari (jamais totalement gagné) : celui de « faire métropole ». Le Grand Paris est conçu comme un ensemble de 131 communes et 12 territoires, et la MGP ne dispose pas (encore ?) de vrais leviers pour imposer une politique totalement homogène – ni sur l’habitat, ni sur la mobilité, ni sur l’environnement.

Les budgets restent, pour l’essentiel, dans les mains des mairies, qui négocient chaque projet au cas par cas. Le “PLU métropolitain”, ce document d’urbanisme pensé pour harmoniser les règles de construction à l’échelle du Grand Paris, avance lentement. Les résistances sont nombreuses :

  • Peur de la densification excessive pour certaines communes (ex : Sceaux, Le Perreux-sur-Marne…),
  • Défense des identités locales contre une vision “hors-sol”,
  • Crainte de la perte de maîtrise foncière, notamment sur les territoires déjà soumis à une forte pression immobilière.

La crise du logement le démontre : pour réaliser des logements sociaux, la préfecture peut brandir le “caractère d’intérêt général” mais, bien souvent, seule une mairie volontaire permet d’avancer rapidement.

Portraits croisés : maires bâtisseurs, interlocuteurs ou résistants ?

Tous les maires du Grand Paris ne jouent pas la même partition, mais tous savent qu’ils sont attendus sur le béton comme sur le symbole.

  • Le bâtisseur : comme Patrick Ollier à Rueil-Malmaison et président de la MGP, qui cumule la casquette métropolitaine et celle de maire, capable de faire aboutir des projets d’écoquartiers tout en négociant des dérogations pour “préserver la nature de la commune”.
  • L’ambassadeur local : à Cergy, Jean-Paul Jeandon se positionne comme porte-voix du territoire auprès de la Région et de l’État car la “proximité” reste le paramètre clé pour ses administrés, même au sein d’une agglomération de plus de 200 000 habitants.
  • Le résistant : à Vincennes, Charlotte Libert-Albanel freine la densification du centre-ville proposée par la métropole, contre l’avis du président de l’établissement public territorial Grand Paris Est.
  • Le médiateur : à Aubervilliers, la maire Karine Franclet doit arbitrer entre l’arrivée de la future ligne 15, la rénovation urbaine et les exigences de ses administrés, évitant la fracture entre habitants “historiques” et nouveaux venus.

Quelques chiffres-clés sur le poids des maires dans le Grand Paris

Nombre de communes dans la MGP 131
Budget cumulé des communes de la MGP (2022) Près de 18 milliards d’euros (Sénat)
Nombre d’élus municipaux dans le périmètre env. 8 000
Part des investissements décidés par les maires (vs. Métropole) 70 %
Population cumulée 7,7 millions d’habitants

Le Grand Paris à l’heure des défis : peut-on se passer des maires ?

La question est tout sauf théorique à l’heure où la ville-monde cherche à se consolider face aux enjeux climatiques, sociaux, immobiliers. Alors que la Métropole du Grand Paris va fêter ses huit ans, ses pouvoirs restent timorés. La volonté de “sauter l’échelon local” ressurgit parfois, mais c’est mal comprendre la trame urbaine de la métropole. Parce que l’attachement au maire, dans le Grand Paris, est aussi sociologique et symbolique : l’édile incarne une histoire, une identité locale, un point d’entrée pour tous ceux qui vivent, travaillent ou traversent le Grand Paris.

À l’heure des Jeux Olympiques 2024, la tension se ressent dans des sujets concrets : relogement des personnes précaires, circulation, sécurité autour des sites… Et sur chaque dossier, la voix du maire reste incontournable, même si le comité d’organisation ou la préfecture tentent de coordonner l’ensemble.

Perspectives : à la croisée des chemins métropolitains

L’avenir institutionnel du Grand Paris reste incertain : faut-il renforcer le rôle de la MGP, inclure davantage de pouvoirs régionaux, ou inventer une gouvernance à la carte selon les territoires ? Une chose est sûre : sans la capacité d’arbitrage et de médiation des maires, la métropole resterait lettre morte ou, pire, un projet déconnecté de ses habitants.

Ils restent, aujourd’hui encore, les passeurs du quotidien grand-parisien. Titan de la concertation, pivot du compromis. Peut-être les derniers chefs de village… mais dans une ville-monde où chaque rue et chaque place comptent.

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