Derrière le périph': le rôle (complexe) des départements dans le Grand Paris

14/07/2025

Grand Paris : labyrinthe institutionnel, métropole sous tension

Depuis plus de dix ans, le Grand Paris s’invente une gouvernance à la fois ambitieuse et élastique. Aux ambitions cosmopolites des collectivités s’entrechoquent héritages administratifs et réalités de terrain. Au cœur de ce millefeuille : les départements de la petite couronne – Hauts-de-Seine, Seine-Saint-Denis, Val-de-Marne –, mais aussi Paris, pivot historique, et des extensions sujettes à caution.

La création de la Métropole du Grand Paris (MGP) en 2016 n’a pas effacé les départements : au contraire, elle a compliqué leur rôle, les plaçant dans une zone grise faite de pouvoirs partagés et de conflits de compétences. Entre gouvernance fragmentée, rivalités et expérimentations, quelle est aujourd’hui, concrètement, la place des départements dans la fabrique métropolitaine parisienne ?

Les départements : pivots historiques et héritiers d’une longue tradition

Dire que les départements sont ancrés dans la géographie politique parisienne relève de l’euphémisme. Nés de la reconfiguration post-haussmannienne, séparés de Paris en 1968 en trois entités distinctes (Hauts-de-Seine, Seine-Saint-Denis, Val-de-Marne), ils assurent depuis des décennies l’essentiel du service public local : action sociale, gestion des collèges, voirie, développement local… Autant de domaines qui collent au quotidien.

Si la métropolisation avance, le poids budgétaire des départements reste considérable : à peine inférieurs à ceux de la Ville de Paris, leurs budgets cumulés dépassent 10 milliards d’euros (2022), dont plus de la moitié dédiée à l’action sociale (Le Monde).

  • Hauts-de-Seine : 2,4 milliards d’euros
  • Seine-Saint-Denis : 2,3 milliards d’euros
  • Val-de-Marne : 1,7 milliard d’euros
  • Ville de Paris : 10,7 milliards d’euros (en incluant ses compétences de département)

Le fossé social et fiscal est net : pour la seule Seine-Saint-Denis, 80 % du budget est absorbé par l’action sociale (allocations RSA, aides handicap, protection de l’enfance), contre 62 % en Hauts-de-Seine. Un contraste qui nourrit tensions et débats sur la solidarité financière en zone dense (source : Sénat).

La création de la Métropole : vers un nouveau partage des pouvoirs ?

Avec l’avènement de la Métropole du Grand Paris (MGP) en 2016, une nouvelle strate institutionnelle a vu le jour pour « corriger » la fragmentation urbaine. Son objectif ? Porter une politique globale d’aménagement, d’habitat, de mobilité et d’environnement à l’échelle des 131 communes couvrant la petite couronne et au-delà.

Mais la réalité est plus nuancée : la MGP, dotée d’un budget modeste (environ 3,5 milliards d’euros), ne remplace aucunement les départements. Elle s’y superpose. Résultat : une division des compétences parfois alambiquée.

  • La MGP pilote la planification (notamment de l’habitat, avec le schéma d’habitat et de logement), anime des politiques environnementales et développe la stratégie métropolitaine.
  • Les départements gardent la main sur la gestion opérationnelle : construction et entretien des collèges, voirie départementale, secteurs sociaux, etc.
  • Les communes, elles, demeurent gestionnaires du quotidien : écoles primaires, autorisations d’urbanisme, gestion des espaces verts, etc.

Cette superposition d’enjeux se traduit par des échanges de compétences menés au cas par cas, parfois sources de doublons, de lenteurs et d’incompréhensions citoyennes. Un exemple typique : la gestion du tram T1 en Seine-Saint-Denis, objet d’un bras de fer entre département et région pour l’extension de la ligne jusqu’à Val-de-Fontenay, illustrant des divergences stratégiques et politiques (Le Parisien).

Compétences en mouvement : quelles marges d’action concrètes ?

Si la MGP s’est vu confier la planification / cohérence (ex : le Schéma de Cohérence Territoriale ou SCoT), la gestion « opérationnelle » appartient pour l’essentiel aux départements. Mais la frontière est mouvante. Quelques illustrations :

  • Action sociale : reste une prérogative exclusive des départements (allocation RSA, aides aux personnes âgées et handicapées, protection de l’enfance - source : Conseil départemental 93).
  • Voirie et mobilité : les voies départementales (hors autoroutes et voies nationales) relèvent des conseils départementaux. Mais le développement du réseau cyclable, l’entretien, l’aménagement de carrefours touchent aussi les communes.
  • Logement et habitat : la MGP élabore des orientations (ex : cible de 70 000 logements neufs/an), mais les aides à la rénovation et les politiques concrètes restent souvent gérées par les départements en lien avec les EPT (établissements publics territoriaux).
  • Enfance, collèges : les départements (hors Paris) construisent, rénovent et administrent 235 collèges publics.

À cela s’ajoutent des politiques sur la culture, le sport, l’insertion professionnelle, innovantes à l’échelle départementale. À titre d’exemple, la Seine-Saint-Denis a expérimenté des « Maisons départementales des femmes » pionnières, et les Hauts-de-Seine mènent des actions majeures pour l’emploi des jeunes en partenariat avec les entreprises locales.

Rivalités institutionnelles, intérêts territoriaux : les blocages de la réforme

La question de l’avenir des départements dans le Grand Paris revient régulièrement dans le débat public. Depuis 2014, plusieurs rapports parlementaires et ministériels ont plaidé pour la suppression pure et simple des départements franciliens au profit d’une structure métropolitaine unifiée – certains évoquaient même un « super-Grand Paris ». L’idée : rationaliser, simplifier, économiser.

Mais le terrain résiste. Les départements défendent bec et ongles leurs prérogatives sociales, arguant de leur expertise locale, de leur proximité avec les publics vulnérables, et d’une gestion budgétaire plus adaptée. Des observateurs notent que la fusion/dissolution poserait d’immenses défis juridiques : démantèlement d’administrations, mobilité de milliers d’agents, bascule des créances et dettes – une « usine à gaz » qui a jusqu’ici freiné toute réforme de fond (La Gazette des Communes).

Politiquement, chaque département a ses propres couleurs (gauche ancrée en Seine-Saint-Denis, droite en Hauts-de-Seine), ses réseaux, ses relais locaux. Les présidents de conseils départementaux, figures puissantes, jouent un rôle-clé dans les négociations métropolitaines… et les tensions s’aiguisent à la veille de chaque scrutin local.

Expérimentations locales et coopérations hybrides

Paradoxalement, c’est souvent dans l’expérimentation que la gouvernance avance.

  • En 2020, la Ville de Paris a scindé ses arrondissements en secteurs plus grands pour fluidifier la représentation et la gestion (ex : fusion des 1er, 2e, 3e et 4e arrondissements).
  • Le Val-de-Marne et la Seine-Saint-Denis testent régulièrement des conventions de gestion partagée autour de la rénovation urbaine ou de la protection de la jeunesse – parfois à l’échelle de quartiers voisins de part et d’autre de leur frontière.
  • Des partenariats « du quotidien » entre départements et territoires métropolitains sur la gestion du sport, des grands équipements, ou la lutte contre les inégalités de santé permettent d’avancer par petites touches concrètes.

À signaler aussi les débats sur le « périmètre pertinent » du Grand Paris : faut-il aller au-delà de la petite couronne ? Incorporer l’Essonne, la Seine-et-Marne, les Yvelines ? Là aussi, la question n’est pas close : la « ceinture verte » se regarde à la loupe, mais chacun défend ses prérogatives.

Une gouvernance évolutive, reflet d’une métropole sous tension

Les réformes à venir restent incertaines, mais la dynamique se poursuit. Les Assises du Grand Paris, organisées en 2022, ont mis en lumière le besoin de clarification des compétences, l’exigence de davantage de coopération et d’économie d’échelle dans la gestion publique.

  • 60 % des Franciliens jugent la gouvernance du Grand Paris « illisible », selon un sondage Elabe/Institut Paris Région (2022).
  • Le rapport Bartolone-Carvounas au Sénat de 2023 pointe que la question des inégalités sociales et territoriales sera centrale dans la future répartition des compétences après les Jeux Olympiques 2024.
  • Le gouvernement scrute l’expérimentation d’une MGP à moyens renforcés, mais les départements conservent pour l’heure la confiance des usagers en matière de solidarité sociale.

Dans ce curieux laboratoire à ciel ouvert qu’est le Grand Paris, les départements jouent encore un rôle d’interface cruciale – parfois frein, parfois moteur. Si demain une véritable fusion métropolitaine voit le jour, ce sera au prix de compromis, d’alliances et d’innovations institutionnelles aussi inédites que la transformation urbaine elle-même.

Au fond, la question n’est pas tant celle de la disparition des départements que celle de leur capacité à se réinventer avec la métropole, dans un territoire toujours plus kaléidoscopique. La gouvernance du Grand Paris est, à l’image de la ville : mouvante, composite et encore pleine de rebondissements.

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